Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genève considérant :
– que les produits menstruels (serviettes hygiéniques, tampons, etc.) permettent aux personnes réglées de satisfaire un besoin d’hygiène élémentaire ;
– que la non-satisfaction d’un tel besoin atteint directement à la dignité des personnes concernées, entrave leur pleine participation au sein de la société et peut aller jusqu’à mettre en péril leur santé ;
– que la précarité menstruelle, soit les difficultés d’accès aux protections hygiéniques liées à un manque de ressources financières, touche de nombreuses personnes en Suisse ;
– que la question de l’accès à des protections hygiéniques en quantité suffisante constitue un véritable problème de santé publique ;
– que par ailleurs l’absence de protections hygiéniques en libre accès dans l’espace public engendre une « charge mentale » supplémentaire pour les femmes et participe directement de la stigmatisation liée aux règles ;
– que l’Etat ne peut ignorer cet état de fait ni se décharger entièrement sur les associations caritatives, et se doit dès lors d’être proactif et d’agir conformément au devoir d’exemplarité qui lui incombe ;
invite le Conseil d’Etat :
– à entreprendre toutes les démarches nécessaires pour que des protections périodiques (tampons et serviettes hygiéniques notamment) gratuites soient librement accessibles dans toutes les toilettes des bâtiments de l’Etat et des établissements publics autonomes, et en priorité de ceux fréquentés par des populations dites vulnérables (notamment, mais pas exclusivement : établissements d’enseignement secondaire et tertiaire, hôpitaux, centres d’accueil et de prise en charge de personnes migrantes et/ou précaires) ;
– à entreprendre une large campagne de communication visant d’une part à faire connaître au plus grand nombre le dispositif déployé et les lieux où cette mise à disposition est assurée (à l’aide notamment d’outils visuels : cartes, pictogrammes, etc.) et, d’autre part, à sensibiliser les acteurs privés à la question de l’accessibilité des protections périodiques ;
– à soutenir et encourager les communes genevoises dans le sens de l’adoption d’une démarche similaire s’agissant des toilettes publiques et des édifices municipaux, tels que musées, bibliothèques municipales ou encore centres sportifs.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames et Messieurs les députés,
Bien que la législation suisse actuelle ne les considère toujours pas comme tels, les produits menstruels (serviettes hygiéniques, tampons, etc.) sont bel et bien des produits de première nécessité, en ce sens qu’ils permettent aux personnes réglées de satisfaire un besoin élémentaire et impératif d’hygiène. La non-satisfaction d’un tel besoin porte en soi les germes d’une atteinte grave à la santé et à la dignité des personnes concernées, mais engendre également un fort risque d’exclusion sociale, tant l’accès à des protections en quantité suffisante est une condition sine qua non de la pleine participation de ces personnes au sein de la société. Et pourtant, aussi vrai qu’il est possible de trouver du papier hygiénique dans la plupart des toilettes, privées comme publiques, il est extrêmement rare d’y trouver des protections hygiéniques. Les femmes continuent ainsi de porter seules le fardeau des menstruations et sont sommées d’en assumer individuellement la pleine responsabilité, avec tout ce que cela implique pour elles en termes de coût – aussi bien financier que mental – et de stigmatisation. La présente motion invite le Conseil d’Etat à agir pour changer cet état de fait, via la mise à disposition systématique de protections hygiéniques gratuites et en libre accès dans toutes les toilettes des bâtiments de l’Etat et des établissements publics autonomes, garantissant ainsi au personnel comme aux usagères un accès sans entrave à ces produits d’hygiène de base.
Stigmatisation et charge mentale associées aux menstruations
Le caractère irrégulier et imprévisible des menstruations est une réalité pour bon nombre de femmes qui, en l’absence de produits menstruels en libre accès dans l’espace public, n’ont guère d’autre choix lorsqu’elles quittent leur domicile que de « se tenir toujours prêtes ». Elles doivent ainsi s’assurer d’avoir avec elles en permanence des protections périodiques, faute de quoi, et sauf à en faire la demande explicite – dans le meilleur des cas à une personne proche, sinon à un·e inconnu·e – le risque est grand de se retrouver désarmée face à la survenue imprévue du flux menstruel. Cet impératif quotidien, véritable injonction à anticiper et contrôler ce qui par essence ne peut jamais l’être totalement, peut sembler anecdotique tant il est intériorisé par les femmes elles-mêmes. Il n’en est pas moins source de stress et vient s’ajouter aux tâches domestiques et autres obligations dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « charge mentale » des femmes. Dès l’âge des premières règles (à peine 13 ans en moyenne en Suisse¹), il est attendu d’elles qu’elles se responsabilisent et, comme pour tant d’autres aspects de la santé sexuelle, « prennent leurs dispositions ». Tabou sociétal aidant, la gêne, l’inconfort, voire l’humiliation que promet une mauvaise anticipation est une sanction suffisamment dissuasive pour que de jeunes adolescentes prennent à leur seul compte cette lourde responsabilité – charge qui n’incombe par définition pas à leurs homologues de sexe masculin, de qui il paraîtrait (à juste titre) totalement incongru d’attendre pareille autonomie concernant des besoins physiologiques aussi élémentaires.
La précarité menstruelle : une réalité encore trop peu (re)connue
Outre le coût mental, le coût financier associé à l’achat de produits menstruels n’est pas à négliger. Il peut en effet représenter une somme conséquente dans le budget de certaines personnes ou familles, en particulier s’agissant de populations précarisées ou particulièrement vulnérables (travailleuses pauvres, femmes sans abri, jeunes, migrantes, etc.). S’il est encore difficile de trouver des chiffres concernant le phénomène dit de la « précarité menstruelle » en Suisse, de récentes études menées à l’étranger révèlent l’étendue d’une réalité jusqu’ici ignorée ou mal connue.
Ainsi, par exemple, un sondage réalisé en France par l’IFOP pour l’association « Dons solidaires » au début de l’année 2019 indiquait que 39 % des femmes les plus précaires ne disposent pas de suffisamment de protections hygiéniques et que plus d’une sur trois ne peut en changer aussi régulièrement qu’il le faudrait ou a recours à l’utilisation de protections de fortune. Pour 17 % d’entre elles, cela a déjà été un motif d’absence au travail et 12 % affirment que leur fille a déjà manqué l’école pour cette raison².
De manière similaire, en Écosse, une enquête réalisée au printemps 2018 révélait que près d’une Écossaise sur cinq s’était déjà trouvée dans l’impossibilité d’acheter des protections hygiéniques en quantité suffisante, faute de moyens financiers. Outre les répercussions négatives sur leur vie intime et sociale (baisse de l’estime de soi, isolement, absentéisme), 11 % d’entre elles rapportaient également des conséquences néfastes sérieuses sur leur santé – notamment infections urinaires et des organes génitaux³. Le risque de chocs toxiques est également accru en de telles circonstances.
Le problème de l’accessibilité aux protections hygiéniques est donc un véritable problème de santé publique. À ce titre, l’État doit s’en saisir pour que soit garanti à toutes les femmes un accès sans entrave à ces produits d’hygiène de base, et ce quelle que soit leur situation personnelle.
Une prise de conscience tardive mais amorcée dans plusieurs pays
Face à la réalité décrite ci-dessus et au bénéfice d’une prise de conscience collective, les autorités de plusieurs pays occidentaux, particulièrement dans le monde anglo-saxon, ont récemment engagé des mesures pour garantir l’accès aux produits menstruels. Par exemple :
– En Écosse, le Conseil (Council) du North Ayrshire a annoncé en 2018 la mise à disposition de protections gratuites dans tous les bâtiments publics de la localité⁴. La même année, à l’échelle nationale, le pays est devenu le premier au monde à assurer une distribution gratuite de protections périodiques à l’ensemble de ses élèves et étudiantes⁵.
– Aux États-Unis, le Conseil municipal de la Ville de New York s’est prononcé à l’unanimité, il y a quelques mois, en faveur de la mise à disposition de protections hygiéniques gratuites dans les écoles publiques, prisons et foyers pour sans-abri. Des distributeurs gratuits avaient déjà été installés dans 25 établissements publics du Queens et du Bronx depuis 2016, dans le cadre d’un projet pilote⁶.
– Au Canada, le gouvernement fédéral a annoncé en mai son intention de rendre obligatoire la mise à disposition de protections hygiéniques gratuites sur le lieu de travail pour les employées de la fonction publique et des entreprises sous juridiction fédérale⁷. À Halifax, capitale de la province de Nouvelle-Écosse, les toilettes des 14 bibliothèques publiques seront elles aussi prochainement équipées de protections en libre accès⁸ et l’Université Mount Saint Vincent en distribue gratuitement à ses étudiantes depuis une année déjà⁹. Les 1600 écoles de Colombie-Britannique se sont par ailleurs engagées dans le même sens¹⁰. Quant à la Ville de Montréal, elle a récemment accepté le principe de la mise en place de distributeurs gratuits dans chacun des 370 bâtiments publics, ainsi que dans les 33 toilettes publiques que compte la ville¹¹.
– En France, le gouvernement étudie actuellement les modalités de déploiement d’un dispositif de protections hygiéniques gratuites dans plusieurs lieux collectifs (notamment écoles, hôpitaux et prisons)¹². Des distributeurs gratuits vont également être installés sur des campus universitaires, à Paris¹³ et à Rennes¹⁴ notamment, et des distributions ont été organisées en début d’année à l’Université de Lille¹⁵, laquelle réfléchit désormais à pérenniser le dispositif. Les 5 collèges du Xe arrondissement de Paris seront également équipés dès la rentrée prochaine¹⁶. Finalement, plusieurs pétitions circulent actuellement avec des revendications similaires, dont l’une affiche à ce jour près de 50 000 signatures¹⁷ ¹⁸.
La situation en Suisse
Et en Suisse ? Rien de tel à l’heure actuelle. Pourtant, en dépit de l’absence de chiffres et figures officiels, on voit mal pourquoi le vécu des Suissesses ne se retrouverait pas dans les réalités statistiques décrites plus haut. Une pétition a du reste été lancée en mars dernier par une association lausannoise, demandant à ce que soient fournis gratuitement des produits menstruels dans toutes les toilettes des collèges et gymnases de la ville¹⁹.
Il est bien des endroits où les personnes qui en font la demande peuvent se voir remettre gratuitement des protections hygiéniques (infirmeries scolaires, certaines associations caritatives ou foyers, etc.), mais partout la stigmatisation demeure et le problème de fond reste ainsi entier. La mise à disposition se veut en effet toujours occasionnelle et/ou réservée aux plus démunies, et surtout, uniquement sur demande expresse de l’intéressée ; une forme de charité donc, qui vient insidieusement réaffirmer la notion de responsabilité individuelle si fortement associée aux règles. La stigmatisation et avec elle l’embarras, la culpabilité et la honte ressentis restent intacts.
Cette situation n’est pas acceptable. Les femmes ne devraient pas avoir à quémander des protections hygiéniques lorsqu’elles en ont besoin, l’accès à ces produits d’hygiène de base doit leur être garanti. Pour ce faire, il apparaît aux auteur·e·s de la présente motion qu’une solution simple et respectueuse des personnes concernées consiste en la mise à disposition, dans toutes les toilettes des établissements du « Grand État » – tant celles réservées au personnel, le cas échéant, que celles ouvertes au public –, de protections hygiéniques gratuites et en libre accès. Cette mesure permet de combattre tout à la fois la précarité menstruelle et le tabou qui entoure encore aujourd’hui les règles. Alors que sont fournis gratuitement papier de toilette, savon et essuie-mains dans la plupart des toilettes et que personne ne songerait raisonnablement à remettre cela en question, il apparaît injustifiable que les protections hygiéniques, tout aussi nécessaires du point de vue de la santé et de la dignité des individus, ne le soient pas. Il n’est pas plus acceptable que l’État continue d’ignorer la réalité de la précarité menstruelle et se décharge à cet égard sur les associations – qui, avec les moyens limités dont elles disposent, ne peuvent quoiqu’il en soit apporter qu’une réponse très partielle à ce problème de santé publique.
En déployant un tel dispositif de produits menstruels gratuits et en libre accès en ses murs, l’État remplirait finalement le devoir d’exemplarité qui est le sien, notamment en tant que premier employeur du canton. D’autres acteurs, comme les communes ou certains acteurs privés (entreprises, organisations, etc.), pourraient ensuite s’en inspirer et importer la pratique en leur sein, à l’instar de ce que font déjà certains d’entre eux²⁰. De surcroît, cette mesure s’inscrirait pleinement dans la continuité des démarches entreprises par l’État de Genève depuis 2015 dans le cadre de son « Plan d’action de l’égalité dans l’administration cantonale », lequel a notamment conduit à la promulgation du Règlement pour l’égalité et la prévention des discriminations en raison du sexe, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre (REgal).
Une mesure peu coûteuse
Bien qu’il soit difficile, en l’état, de déterminer avec précision le coût qu’engendrerait la mesure proposée, les expériences menées à l’étranger permettent de donner un ordre de grandeur : 6 500 000 francs en Écosse pour 395 000 élèves et étudiantes au total sur le territoire national ; environ 50 000 francs dans le Conseil du North Ayrshire (136 020 habitant·e·s) pour équiper l’ensemble des bâtiments publics ; environ 65 000 francs pour 37 000 étudiantes à l’Université de Lille ; ou encore 198 000 francs pour l’installation de 2 distributeurs dans les 403 bâtiments et toilettes publics de Montréal (1,7 million d’habitant·e·s). Les sommes engagées (ou estimées) restent ainsi, dans tous les cas et quel que soit le type de dispositif retenu, raisonnables. À titre de comparaison, l’État de Genève débourserait environ 200 000 francs chaque année pour l’achat de papier de toilette – dépense qui représente ainsi moins de 0,003 % du budget cantonal annuel²¹.
Finalement, il est à relever que le coût de fonctionnement d’un dispositif de protections en libre-service (réapprovisionnement régulier et maintenance des distributeurs le cas échéant) devrait être significativement inférieur au coût initial de son installation, étant attendu que, selon toute vraisemblance, les femmes qui le peuvent ne cesseront pas pour autant tout achat individuel.
Pour toutes les raisons qui viennent d’être explicitées, nous vous remercions, Mesdames et Messieurs les députés, de réserver un bon accueil à cette proposition de motion.
Références
¹ Zemp, E. et Dratva, J. (2010). Santé sexuelle : variabilités en Suisse et en Europe. Revue Médicale Suisse, vol. 6 : 1433-7.
² Résultats IFOP – Dons solidaires
³ “Period poverty: Scotland poll shows women go to desperate lengths”, The Guardian, 5 février 2018.
⁴ “North Ayrshire Council aims to make period poverty history”, 17 août 2018.
⁵ “Scotland to offer free sanitary products to all students in world first”, The Guardian, 24 août 2018.
⁶ “They’re as necessary as toilet paper: New York City Council approves free tampon program”, The Washington Post, 23 juin 2016.
⁷ Code canadien du travail – Modifications proposées
⁸ “Des produits hygiéniques gratuits dans les bibliothèques d’Halifax”, ICI Radio-Canada, 11 juin 2019.
⁹ “Des produits d’hygiène féminine gratuits à l’Université Mount Saint Vincent”, ICI Radio-Canada, 2 août 2018.
¹⁰ “Canada : Serviettes et tampons fournis gratuitement à l’école”, Le Matin, 7 avril 2019.
¹¹ Conseil municipal de Montréal – Motion de l’opposition officielle, 17 juin 2019.
¹² “Le gouvernement veut expérimenter la gratuité des protections hygiéniques dans des lieux collectifs”, Le Monde, 29 mai 2019.
¹³ “Des distributeurs de protections hygiéniques gratuits vont être installés à la Sorbonne”, RTL, 7 juin 2019.
¹⁴ “Des distributeurs gratuits de protections périodiques bientôt installés à Rennes 2”, Ouest France, 2 avril 2019.
¹⁵ “Distribution de kits hygiéniques”, Université de Lille, 3 janvier 2019.
¹⁶ “Paris : des protections hygiéniques bio proposées gratuitement aux collégiennes du 10e arrondissement”, BFM TV, 8 mars 2019.
¹⁷ Pétition « #StopPrécaritéMenstruelle »
¹⁸ Pétition « Des protections périodiques gratuites pour les personnes les plus précaires #Paietesrègles »
¹⁹ Pétition « Fournir des produits menstruels dans les toilettes des collèges et gymnases Lausannois »
²⁰ “Des serviettes et tampons gratuits au bureau, une bonne idée qui fait ses preuves”, Huffington Post, 7 mars 2019.
²¹ “Comment l’État choisit-il son papier de toilette ?”, Tribune de Genève, 3 octobre 2017.