Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genève,
vu l’art. 12 de la Constitution fédérale, et l’article 39 de la constitution genevoise,
décrète ce qui suit :
Art. 1 But
La présente loi vise à assurer un financement par le canton des mesures nécessaires pour assurer à chaque femme, chaque homme et chaque enfant habitant le canton de Genève et se trouvant dans le besoin son droit à l’alimentation.
Art. 2 Fonds cantonal pour l’alimentation
Il est constitué un fonds destiné à financer les mesures d’accès à l’alimentation.
Art. 3 Ressources
Ce fonds est alimenté par une subvention annuelle de 4 millions de francs, inscrite au budget de l’État.
Art. 4 Attributions
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L’État gère le fonds. Il attribue les montants nécessaires aux organismes publics ou privés qui luttent pour assurer le droit à l’alimentation.
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Le Conseil d’État édicte un règlement de fonctionnement et désigne l’autorité compétente pour gérer ce fonds.
Art. 5 Entrée en vigueur
La présente loi entre en vigueur le lendemain de sa promulgation dans la Feuille d’avis officielle.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames et Messieurs les député-e-s,
La contribution fondamentale du réseau d’information de Genève (REGARD) et son évaluation périodique indépendante (EPI) des droits fondamentaux à Genève, datant de mars 2019, a clairement mis en lumière la fragilité de nombreuses personnes face au droit à l’alimentation, fragilité que la crise du Covid a transformée en détresse. Au niveau fédéral, depuis 2016, l’Agenda 2030 rappelle les efforts qui doivent être déployés pour intégrer l’éradication de la pauvreté et le développement durable dans un dispositif commun. Son objectif numéro 2 est d’éliminer la faim, d’assurer la sécurité alimentaire, d’améliorer la nutrition et de promouvoir l’agriculture durable.
L’article 39 de la constitution genevoise énonce le droit à un niveau de vie suffisant. Il rappelle en son alinéa 1 que toute personne a droit à la couverture de ses besoins vitaux afin de favoriser son intégration sociale et professionnelle. La crise du coronavirus qui s’est abattue à Genève a démontré qu’une grande partie de la population était démunie de toute aide. La mise en place de distributions de colis alimentaires a créé des réunions de personnes dont les besoins excédaient l’offre et a révélé une misère jusqu’alors cachée. La crise a mis en exergue le fait que le droit à l’alimentation, à Genève, aujourd’hui, n’est pas garanti par l’État.
Pour une partie de la population, démunie de toute ressource, la distribution de colis alimentaires et de bons d’achat dans des magasins d’alimentation est un précieux viatique. Comme le rappelle le rapport du réseau d’information de Genève (REGARD), des personnes et des familles continuent de vivre à Genève dans des situations de grande pauvreté. Les précarités cumulées dans différents domaines (logement, revenus, éducation, etc.) condamnent les personnes les plus exclues à un cercle vicieux de pauvreté. La nourriture devient la « variable d’ajustement » du budget et les personnes consomment le moins cher, qui n’est ni sain ni nutritif. En plus des conséquences sur le droit à l’alimentation, ce phénomène implique une marginalisation sociale qui viole la dignité humaine.
Parmi cette catégorie la plus précarisée, la société civile identifie principalement les personnes requérantes d’asile, les personnes sans papiers et les autres travailleur·euse·s pauvres, les chef·fe·s de famille monoparentale, les personnes âgées avec une retraite insuffisante, les personnes sans abri et/ou sans emploi.
Caritas évalue le nombre de personnes sans statut légal à Genève autour de 13 000¹, ce qui n’englobe pas les personnes migrantes dites « de passage », dont le nombre fluctue. Ces personnes n’ont aucun accès au minimum vital via l’aide sociale. Il s’agit là d’une situation de grande vulnérabilité qui les laisse à la merci des marchands de sommeil et des réseaux de traite d’êtres humains.
Le Centre de Contact Suisses-Immigrés (CCSI) relève que pour les personnes sans statut légal, demander une aide financière à l’Hospice général équivaut à « se rendre visible » auprès des autorités (elles doivent alors déposer une demande d’autorisation de séjour), ce qui peut entraîner une décision négative et un délai de départ. Le recours à l’aide sociale est également un critère excluant dans les procédures de régularisation (p. ex. Papyrus). Dans ce contexte, la plupart des personnes et des familles sans statut légal renoncent à demander une aide financière, malgré des situations de très grande précarité.
FIAN Suisse² rappelle que le droit à l’alimentation est garanti implicitement dans la Constitution par l’art. 39 qui stipule le droit à la couverture des besoins vitaux. Le droit à l’alimentation implique de pouvoir se procurer soi-même de la nourriture en la cultivant ou de disposer d’un revenu ou d’une aide permettant l’achat d’aliments en quantité et qualité suffisantes. Le droit à l’alimentation implique que l’État fasse en sorte que les politiques salariales ou les filets de sécurité sociale permettent à la population de réaliser son droit à une alimentation adéquate.
À Genève, les associations constatent cependant un nombre croissant de personnes qui ont de la peine à réaliser leur droit à l’alimentation et doivent recourir à l’appui des associations qui dispensent de l’aide alimentaire en nature. Près de 13 000 personnes par semaine étaient aidées par l’association Partage avant l’éclatement de la crise du Covid. Ces personnes sont plus exposées que les autres à une alimentation potentiellement inadéquate pour elles.
En respect du droit à l’alimentation, considéré comme partie intégrante du droit à un niveau de vie suffisant, des solutions existent pour faire face à la précarité alimentaire grandissante et s’attaquer dans la durée aux véritables causes de l’insécurité alimentaire. Les associations relèvent plusieurs actions pour promouvoir l’accès à une alimentation adéquate, saine, locale et accessible économiquement :
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établir des épiceries subventionnées dans chaque commune et en faciliter l’accès aux personnes en situation de précarité quel que soit leur statut légal sans que cela prétérite leur éventuelle démarche de régularisation ou de renouvellement de permis de séjour ;
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organiser le ravitaillement de légumes et fruits locaux (notamment ceux dont le calibrage ne correspond pas à la grande distribution) dans ces épiceries ;
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accompagner le dialogue entre les services sociaux des communes, les associations paysannes et celles en soutien aux personnes précarisées pour faire émerger des solutions durables puis mettre en œuvre des mesures qui favorisent les circuits courts et de proximité en matière d’alimentation, cette nouvelle forme de solidarité redonnant de l’autonomie aux personnes en situation de précarité ;
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prendre des mesures strictes contre le gaspillage alimentaire ;
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créer un conseil consultatif de gouvernance alimentaire durable dédié à renforcer la capacité agricole alimentaire du territoire, relocaliser les filières et encourager les circuits courts et de proximité afin de renforcer notre autonomie alimentaire ;
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donner des bons d’achat afin de réaliser le droit à l’alimentation et soutenir les filières locales.
Le coronavirus amène une crise sociale et alimentaire durable
Une grande partie de la population qui se trouvait en équilibre précaire a été placée dans la misère absolue par la crise. Une initiative privée de la Caravane de Solidarité a permis de mettre en exergue l’immense détresse alimentaire de milliers de personnes. Suite à une première distribution de biens alimentaires de base le 11 avril, et une deuxième le 18 avril, plusieurs acteurs se sont mobilisés pour qu’une nouvelle distribution puisse avoir lieu le 25 avril à l’école Hugo-de-Senger puis à la patinoire des Vernets le 4 mai. La Caravane de Solidarité, en partenariat avec la Ville, Médecins sans Frontières (MSF), les Colis du Cœur, la fondation Partage, le Centre social protestant, a œuvré pour que la distribution puisse avoir lieu avec le soutien de bénévoles nombreux et de sapeurs-pompiers volontaires. Au lieu des 400 à 500 personnes attendues, il y avait entre 1 000 et 1 500 personnes présentes le 25 avril. Pourtant, plus de 500 personnes sont reparties sans rien, si ce n’est les numéros des téléphones de Caritas, du CSP et de l’EPER.
Le 4 mai, la Caravane de Solidarité a cette fois réuni plus de 1 500 personnes précarisées³. Elles ont attendu parfois trois heures pour un sac d’une valeur de 20 francs. Cette action émanait à nouveau de l’association Caravane de Solidarité, en partenariat avec la Ville, Médecins sans Frontières (MSF), les Colis du Cœur, la fondation Partage, le Centre social protestant, les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), le Groupe sida Genève ainsi que La Comédie et les pompiers volontaires. Il a été relevé que l’État en était absent. Il est pourtant vital que l’État soit présent afin d’assurer la tâche régalienne de garantir le droit à l’alimentation.
Le projet de création d’un fonds garantissant le droit à l’alimentation
Cette crise ne s’arrêtera pas le 11 mai 2020. De nombreuses personnes rencontrées à l’occasion des distributions alimentaires ont notamment un emploi dans le secteur de l’hôtellerie, de la restauration, etc. Il est impossible de savoir quand ces personnes pourront reprendre leurs activités et combien auront survécu à la crise. Il faut également intégrer le décalage qu’il y aura entre la reprise des activités et le versement d’un salaire partiel ou complet. Aujourd’hui, le CSP ouvre 60 à 80 dossiers de plus par semaine. Les demandes relèvent de l’aide alimentaire, du paiement des loyers et d’autres factures. Si le pic sanitaire de l’épidémie semble être passé, il est à craindre que le pic d’effondrement social lié à celle-ci soit encore devant nous.
Depuis le début de la pandémie, les acteurs du secteur social sont en surchauffe. La vague de personnes précarisées est rapidement devenue un tsunami. Selon le directeur des Colis du Cœur, depuis le 28 mars, son association reçoit des demandes de 1 000 personnes supplémentaires chaque semaine ! Les chiffres des Colis du Cœur tendent à confirmer les constatations du directeur du CSP. Selon le dernier comptage, il y a désormais 7 465 personnes qui ont recours à leurs bons alimentaires. « Il y en avait moins de 4 000 au tout début de la crise. Désormais, c’est environ 500 nouvelles personnes qui s’enregistrent toutes les semaines », assure Alain Bolle. Une situation qui paraît hors de contrôle. Les Colis du Cœur n’excluent pas qu’au nombre de bénéficiaires viennent encore s’ajouter 2 000 à 3 000 nouvelles personnes⁴.
Juste pour les Colis du Cœur, entre le 16 et le 23 avril, plus de 1 000 personnes de plus ont reçu des bons d’achat ! Le tableau ci-dessous donne une image éclairante sur l’augmentation de la courbe des demandes.
Date |
Nbre de personnes |
Nbre de familles |
1re distribution (28/31.03.20) |
2726 |
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2e distribution (02.04.20) |
2925 |
881 |
3e distribution (07.04.20) |
4026 |
1231 |
4e distribution (16.04.20) |
4978 |
1609 |
5e distribution (23.04.20) |
5949 |
1953 |
Face à ce terrible accroissement de la précarité, et au choix dramatique que des familles doivent faire entre se nourrir et se loger, face à la menace de l’endettement ou de l’augmentation des risques pour la santé, nous vous demandons, Mesdames et Messieurs les député-e-s, de permettre à l’État de disposer de moyens afin de garantir le droit à l’alimentation pour toutes et tous en soutenant ce projet de loi. Ce fonds étatique permettra de répondre à la crise et à ses conséquences sans que l’État compte uniquement sur des dons privés ou la bonne volonté de bénévoles.
¹ « Les sans-papiers en Suisse en 2015 », étude commandée par le Secrétariat d’État aux migrations (SEM), 12 décembre 2015 : https://www.sem.admin.ch/dam/data/sem/internationales/illegalemigration/sans_papiers/ber-sanspapiers-2015-f.pdf
² https://fian-ch.org/fr
³ https://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/invisibles-convergent-vernetsrecevoir-aide-alimentaire/story/13202163
⁴ https://lecourrier.ch/2020/05/03/le-nouveau-visage-de-la-pauvrete/